À SS. Apostoli, la Calle Larga dei Proverbi tire son origine de deux inscriptions latines gravées sur les balcons d’une maison aujourd’hui disparue : « Parle de toi, avant de parler de moi » et « Quand on sème des épines, on ne marche pas pieds nus ». Qui avait fait inscrire ces curieux adages, l’Histoire ne le dit pas ou du moins n’a pas retenu son nom.
Les « Archives souterraines de Venise » racontent cependant que la maison avait appartenu à un moine expert en reliques. Il existait en effet au Moyen-Âge, et même avant, de véritables ventes aux enchères de reliques, en particulier en provenance de Byzance. Envoyés des papes et des rois, marchands, tout un chacun en quête de talismans et de potions magiques pour affronter les aléas de la vie, s’y achetaient, troquaient, revendaient ces gris-gris sacrés.
Notre moine avait qualité d’expert, habilité à valider l’authenticité des reliques. La répartition de la dépouille d’un saint estampillé tel, découpé selon les règles de l’art et codifié par Rome, n’était en rien laissé au hasard. La demande importante du marché, de chaque évêché, église, couvent pour attirer le pèlerin dépasse l’entendement.
Par ailleurs, comment distinguer un bout de la Sainte-Croix ou une épine ayant inévitablement appartenu à la couronne du Christ sans l’aide du carbone 14, de l’ADN et des technologies à résonance magnétique, c’était justement le travail on ne peut plus aléatoire de notre moine.
À force de céder à d’amicales pressions, il avait fini par authentifier de quoi reconstituer une forêt de Saintes Croix et une bonne douzaine de couronnes d’épines en taille XXL.
Calle larga dei Proverbi
Ne résistant à aucun sacrifice, il avait même authentifié le crâne de Saint-Jean enfant et deux mains gauches de Sainte-Gudule. Autant vous dire que le bonhomme n’avait plus depuis longtemps ni scrupules ni remords.
Il se les faisait en or, si vous me passez l’expression, et cela seul finalement lui importait. Il amassait tant de biens qu’il allait les placer à l’étranger, sous d’autres identités, profitant de tous les plaisirs de la vie, sous prétextes de pèlerinages en Terre Sainte.
Obligé de jouer au modeste moine expert reconnu (il l’était surtout en bons vins, en bonne chair et en plantureuses femmes légères !), notre hypocrite moinillon avait prétendu qu’on lui avait fait don de la maison qu’il habitait au demeurant assez modestement.
Peut-être par goût de la provocation, il avait fait graver les deux inscriptions, la première que l’on pouvait traduire en français courant, voire un tantinet vulgaire par « Mêle-toi de tes affaires ! » ou « regarde la poutre fichée dans ton œil au lieu de t’occuper de mon business ». Quant à la seconde, il faut sans doute la considérer comme un clin d’œil aux nombreuses épines qu’il avait déclarées « authentiquement christiques » et qui avaient fait sa fortune. Autre hypothèse : « Qui sème le vent récolte la tempête et si tu me cherches… », sorte de conseil menaçant à peine voilé.
Il mourut à Malte, soit de la syphilis, soit en avalant une arrête de poisson de travers et cette épine-là lui fut dérisoirement fatale.
« Calle larga dei Proverbi (Rue longue des Proverbes) », douzième épisode des Nouvelles vénitiennes de Maître Renard.
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