Une niche du XVIe abrite sur la façade du palais Bembo-Boldù une sculpture qui est sans doute la plus mystérieuse de Venise. Selon les uns, il s’agit d’un sauvage couvert de poils, selon d’autres de Chronos le maître du temps. Selon d’autres encore, Saturne portant un disque solaire.
La réalité est un peu plus prosaïque. Gianmatteo Bembo la fit installer sur le mur de sa maison avec l’inscription latine suivante : « Tant que celui-ci tournera (le Soleil), Zara, Cattaro, Capodestria, Vérone, Chypre, la Crète, berceau de Jupiter, seront témoins de mes actions ». Les sigles de la fin donnent les initiales de deux écrivains, porte-paroles de ses faits et gestes comme capitaines (podestà) des villes citées.
Bref, une manifestation comme une autre d’égocentrisme exacerbé. Plus personne ne sait qui est Gianmatteo Bembo, dont la gloire a été éclipsée et de beaucoup, par son neveu Pietro Bembo.
À vrai dire, on ne sait guère de quelles actions a bien pu être témoin le soleil, Saturne ou Chronos comme on voudra. En revanche, son étrange disparition aurait pu exciter même le plus sauvage des individus, uniquement vêtu de poils et d’un cache-sexe soleil ensoleillé.
Figurez-vous que personne n’a jamais su comment il avait disparu de la circulation. Sans laisser, d’ailleurs, la moindre trace ni la moindre explication.
Chronos remonte le temps
Pourtant quelques anciens prétendent que son fantôme erre parfois, à la tombée de la nuit, quand les eaux de la lagune se troublent de reflets dorés, à deux ou trois rues de là. Au bout de la Calle de la Posta di Fiandra, deux portails murés qui menaient autrefois au palais du corte vicinal Baron de Taxis.
Les sondages pour retrouver le squelette de Gianmatteo Bembo n’ont rien donné. On a supposé que l’énigme était liée aux deux curieuses têtes gravées au-dessus de ces portes. En vain. On fit appel à des cartomanciennes, à des spirites, à des devins, sans plus de succès ; en fin de compte, personne n’a pu réellement prouver le rapport entre la niche du palais Bembo-Boldù et les deux portails murés du quartier.
Détail encore plus troublant : on ne retrouva jamais la moindre trace de la fortune qu’on lui supposait. Sans héritier ni descendance, c’est à la cité que revint le palais et un maigre mobilier. Seule reste en fait cette dérisoire statuette et son inscription on ne peut plus mensongère…
« Chronos remonte le temps », neuvième épisode des Nouvelle vénitiennes de Maître Renard.
— Lire la nouvelle précédente : Sotoportego dei Cattivi Pensieri (Passage des Mauvaises Pensées).
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