« Ciao Bella ! » c’est le sobre adieu d’un amant à sa belle tandis que celle-ci disparaissait lentement dans les eaux saumâtres d’un anonyme canal vénitien. Détail piquant. la belle avait littéralement la tête fracassée en deux par le milieu par un ferro, cet emblème de la gondole, ce peigne argenté aux six dents représentant les six quartiers de la Sérénissime.
Plus typique, tu meurs ! Pourtant il faut en avoir des biscotos et être sacrément motivé, animé par exemple d’une jalousie furieuse et incontrôlée, pour soulever ce lourd machin qui, par ailleurs, ne se trouve pas à tous les coins de la calle*.
Alors, me direz-vous, le crime classique d’un gondolier hystérique sur le point de se faire plaquer par un collègue bellâtre ? Ce serait trop simple et je ne puis vous décevoir. Mais alors que lisait-on dans le regard sauvage et froid et cynique de l’assassin ? Précisément, rien. Comment rien ! vous récriez-vous. Rien, vous redis-je et, pour cause, ce sauvage et froid et cynique assassin portait un masque. Un masque de Carnaval. Plus typique, tu meurs, je vous l’avais bien dit.
« Mais vous vous moquez, vous vous gaussez, vous vous foutez carrément de nous ! » vous exclamez-vous de nouveau, en sirotant votre bière vespérale et en vous accrochant à votre fauteuil préféré. Venise, c’est Venise, vous répliquerai-je tout de go. Pas de ma faute à moi si on fait dans le mélo et le blond vénitien.
Car la belle, évidemment, était blond vénitien. Ça ne s’invente pas. Et c’est plus logique que le blond praguois, pékinois ou malais, ou l’auburn mongol ! Ça y est, on va retomber dans le cliché, pariez-vous imprudemment. Il s’agit de quelque demoiselle court vêtue qui louait ses charmes ponte delle Tete (Pont des Tétons) dans le quartier de la Furatola, le long du rio Tera. Eh bien même pas, comme quoi, quand on ne sait pas, on s’abstient de faire des paris idiots…
Elle était certes blonde vénitienne et pas bien futée, plutôt accorte et bien entretenue. Mais pas par son mari, elle était libre comme l’air. On lui connaissait quelques amants occasionnels, en tout bien tout honneur, comme il sied aux filles libérées de notre époque, dans une cité ouverte à tous les plaisirs et qui compta Casanova et Giorgio Baffo comme poètes libertins.
Non, franchement, c’était une fille tranquille, bien sous tous rapports, qui coulait des jours on ne peut plus sérénissimes dans la petite cour du Tagliapiera, avec son puits, ses plantes et ses fleurs, son pavage de briques et ses chats.
C’était bien là son seul plaisir, ses chats. Pas moins de quinze matous avaient colonisé la cour et la maison, griffant, mordant, crachant sur tout le voisinage, hurlant à l’amour dans des sérénades nocturnes infernales, pissant partout pour marquer un territoire aussi sacré qu’une vache indienne.
« Ciao Bella ! »
Ne me dites pas… Si, si… ce sont ces chats qui provoquèrent le drame qui fit orner le front de leur maitresse d’une hache, que dis-je d’une hallebarde infortunée.
Il se trouva qu’une nuit de pleine lune, quelque voisin, dont nous tairons le nom et l’identité par pure compassion, eut l’idée de se débarrasser de ces encombrants voisins. Il voulut s’en débarrasser en les empoisonnant avec des boulettes préparées à leur intention.
Malheureusement, la belle le surprit à tenter de nourrir ses protégés. Par un instinct félin, elle se douta tout de suite de la tentative diabolique de ce voisin qui avait pris la précaution de se masquer et de se ganter.
La belle monta sur ses grands chevaux, haussa le ton et menaça d’ameuter le quartier. Pris de panique, l’infortuné assassin prit la première chose qui trainait pour la faire taire. Il se trouva que c’était un ferro di prua*, ce qui n’est pas des plus pratique, je vous le concède.
Pour la faire taire définitivement, il la frappa en pleine tête. Opération pleinement réussie. Il ne fut heureusement jamais identifié et le quartier fut débarrassé de ces satanés chats.
« Ciao Bella ! », deuxième épisode des Nouvelles vénitiennes de Maître Renard.
— Lire la nouvelle précédente : Le Bossu du Rialto.
— Lire la suite : La Sérénissime.
*La calle (au pluriel Calli) est une rue étroite.
*Ferro di prua : c’est l’élément métallique qui se trouve à la proue des gondoles. On dit que ses six dents représentent les six sestiere (quartiers) de Venise et que le fer sur le côté correspond à l’île de la Giudecca, tandis que sa partie supérieure courbée symboliserait le corno ducal. Bref, une véritable carte de Venise !
Une réflexion sur « Les Nouvelles Vénitiennes (2) : « Ciao Bella ! » »