La tradition du Carnaval de Venise, au mois de février, n’est devenue qu’une opération commercialo-touristique, un rien vulgaire-chic. L’idée de se costumer et de se déguiser en prenant la pause Plazza San Marco avec un zeste de brouillard, voire avec de la neige si vous avez un peu de chance, est certes passablement photogénique. Elle permet par ailleurs d’entamer la saison touristique à un moment de creux pour les autres cités européennes concurrentes de renom comme Paris, Vienne, Prague ou Londres.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Le Carnaval a été une institution, un divertissement ; une sorte d’immense Fête des Fous où, pour un temps, tout était autorisé sous le couvert d’une fête exutoire. Sous les masques, les conditions sociales, les âges, les sexes étaient oubliés et chacun tenait le rôle qu’il voulait. Une espèce de gay pride des travestis. Bien sûr les dérapages et les débordements étaient monnaie courante, voire encouragés puisque, sous les déguisements, les audaces peuvent s’exprimer librement. Moines et religieuses y participaient avec une espèce d’ardeur, de soif de revanche, à hauteur des privations ordinaires qu’ils s’imposaient.
On ne s’étonnera guère de retrouver mêlé à cette histoire l’incontournable figure de séducteur de Giacomo Casanova. Sa renommée a passé les frontières et les siècles et il n’a pas peu contribué, lui-même, à sa légende dans les dix-neuf volumes de ses Mémoires, espèce de Bible sur les coutumes et les vices de son siècle, à Venise comme dans le reste de l’Europe.
Son père — le sait-on ? — avait été acteur d’où une première prédisposition à la Commedia dell’Arte et aux déguisements. Malgré le costume, Giacomo renonça très tôt à une carrière d’ecclésiastique et, protégé par le riche sénateur Bragadin qu’il avait secouru au sortir d’un ridetto, il devint ce courtisan, cet infatigable amant de légende, mais aussi un joueur, un érudit, un alchimiste et un homme de plume.
Il fit la connaissance des plus grands, de Frédéric II de Prusse à Rousseau et Voltaire, ainsi qu’avec des aventuriers comme Cagliostro et le comte de Saint-Germain et bon nombre encore d’autres charlatans et amateurs de sciences occultes.
Il s’enfuit des geôles du Palais ducal, les Plombs, et perdit sans le moindre regret des fortunes plus ou moins bien acquises. Quand il lui fut permis de revenir à Venise, il ne trouva pas mieux que de faire de la délation pour le compte de l’Inquisition.
C’est dans l’exercice de ses fonctions et pendant le Carnaval qu’une aventure jusqu’ici jamais rapportée lui arriva. À cette époque, tout le monde recherchait un certain Biasio, venu s’installer comme vendeur de luganega, une saucisse typique du Veneto et du Friuli. Mais ce louche individu préparait le sguazzetto, un plat très apprécié des Vénitiens, avec… de la chair humaine !
Lorsqu’on rasa sa maison, on retrouva dans le sous-sol les restes de nombreuses victimes de ce sinistre précurseur du Docteur Petiot et de tous les serial killers de notre temps. Or, les carabinieri de l’époque étaient sur les dents. Un batelier, arrivé par hasard, trouva dans son écuelle un doigt avec un ongle. Biaso fut dénoncé à la Quarantia criminelle mais eut le temps de s’échapper et de se faire la belle.
Giacomo l’avait connu dans les geôles de la cité auxquelles mènent le célébrissime Pont des Soupirs. Il avait été son compagnon de cellule durant plusieurs années et c’est le genre de voisinage qui ne s’oublie pas.
Haut les masques !
Biasio avait choisi de se grimer en diablotin ce qui, après tout, n’était guère éloigné de sa nature. il fréquentait tous les lieux où l’on peut se rafraîchir le gosier. Jamais il ne s’était trahi, évitant avec la plus grande prudence de dépasser la mesure. Il évitait de mettre les pieds deux fois dans le même estaminet.
Un soir, il entra au « Sono de Uschita ». Giacomo y était, déguisé en prélat. Leurs regards se croisèrent. Giacomo reconnut immédiatement Biasio. Celui-ci comprit. Il pâlit. Le temps resta suspendu. Dans les yeux de Biasio, un désespoir implorant.
Alors, lentement, Giacomo, porta son index sur ses lèvres, en signe de silence. Biasio, reconnaissant, soulagé, sortit comme une ombre.
Ce fut l’une des rares fois, sinon la seule, que Giacomo Casanova fit preuve de compassion. Il ne trahit pas son compagnon d’infortune, lui qui, pourtant, fricotait avec l’Inquisition.
Cette bonne action ne servit pas à vrai dire à grand chose. Quelques jours plus tard, Biasio fut arrêté et condamné à une mort violente. Traîné par un cheval, on lui coupa les mains, on le tortura avec des tenailles, on l’écartela et on le décapita. Il paraît qu’ainsi la morale est sauve. Si l’on veut…
« Haut les masques ! », dixième épisode des Nouvelle vénitiennes de Maître Renard.
— Lire la nouvelle précédente : Chronos remonte le temps.
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