Les puits à Venise, il n’y en a pas à tous les coins de rue mais quasiment dans chaque cour, dans chaque corte. Dès le XIIe siècle, la Scuela dei Mureri formait les puisatiers qui se transmettaient jalousement de père en fils les secrets des techniques de construction. Ces puits avaient à la fois une fonction de citerne et de filtre pour épurer les eaux de pluie.
Ces puits avaient une paroi enduite d’une couche d’argile, elle-même recouverte de sable propre maintenu humide. Le soubassement de la citerne était constitué d’une grande dalle de pierre. La margelle extérieure était ornée de marbre sculpté ou de pierre d’Istrie.
Une législation sévère veillait à la bonne conservation de ces puits, pour la plupart privés. Ils étaient contrôlés par des proveditori al sal et di comun et par des magistrats alla Sanita et della Acque.
Les acpi contrada, les chefs de quartiers, ouvraient les puits publics deux fois par jour grâce à une cloche spéciale. Ils en assuraient le contrôle à la fois de la quantité et de la qualité de l’eau.
Or donc, une année de sécheresse que l’on connut bien avant qu’on invoquât le réchauffement de la Terre et le trou dans la couche d’ozone, un puisatier avait eu maille à partir avec sa fille qui s’était amourachée d’un peintre d’images sacrées. Beau métier certes, mais qui rapportait peu. Le puisatier, lui, avait décidé d’offrir à sa fille un meilleur parti en la mariant avec le fils, certes laid et même carrément difforme, d’un puisatier voisin et néanmoins concurrent. Il s’y voyait déjà avec une ribambelle de petits puisatiers, laids sans doute, mais aisés.
Pour punir sa fille Chiaretta, belle comme le jour et vierge comme on n’en fait plus passé l’âge de quinze ans, il l’isola au fond d’un puits à sec, lui fournissant juste de quoi s’éclairer et se nourrir et boire à volonté.
Chiaretta, la belle de seize ans, avait le même caractère de cochon que son père. Elle pigna, elle cria, elle vociféra, pria, supplia : en vain. Alors elle décida de s’enfuir et se mit à creuser, non pas à l’aveuglette mais, en fille observatrice, en direction d’un autre puits voisin. Elle avait sondé les murs et, à l’oreille, sut où la paroi était la plus mince.
Il n’y a pas que la vérité à sortir du puits
À force de volonté, elle réussit en assez peu de temps à faire une ouverture où elle se faufila. Comme elle l’avait prévu, ce puits communiquait avec un puits public. Elle quitta ses vêtements maculés par la sueur et la boue et se retrouva avec des dessous plus ou moins immaculés, une sorte de chemise de lin qui lui évita de sortir du puits toute nue.
Car, toujours à force de volonté, elle réussit tant mal que bien à se hisser jusqu’à la margelle. Il faisait déjà nuit et quelle ne fut pas la surprise d’un gondolier de voir cette innocente sortir du puits !
N’écoutant que sa lâcheté, il se mit à courir en se signant : il croyait avoir à faire à une de ces sorcières blanches qui hantaient nuitamment les sestieri et l’imagination des simplets de l’époque.
Chiaretta alla frapper à la porte du premier couvent venu où on la recueillit. Elle refusa d’en sortir jusqu’à ce que son père cède à sa volonté. Elle finit par pouvoir se marier avec son peintre en images sacrées. Le mariage fut des plus malheureux. Le peintre d’images n’en était pas une pour autant : il buvait, la trompait et la battait.
Si bien qu’un jour, elle retourna au couvent et, de désespoir, se fit nonne ; le désespoir ne dura pas bien longtemps. Elle fut séduite par un ecclésiastique ancêtre de Casanova.
On perdit ensuite définitivement sa trace, à moins que les ossements trouvés dans le puits paternel quelques années plus tard ne lui appartinssent… Allez savoir.
« Il n’y a pas que la vérité à sortir du puits », quatorzième épisode des Nouvelles Vénitiennes de Maître Renard.
— Lire la nouvelle précédente : Sous les griffes du Lion (2e partie).
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