Il amuse les enfants et le moins avisé des touristes y jette au moins un œil : la pittoresque statue de l’Asne qui vielle mérite plus qu’un regard amusé. Située près de l’Ange au cadran solaire, à l’angle de la tour droite, cet Asne qui joue de la vielle interpelle. D’abord parce qu’il n’en joue pas. Ensuite que vient faire là ce baudet qui semble braire malicieusement ?
Curieusement, peu d’érudits se sont penchés sur la question et, en dehors des frangins Guy et Jean Villette, la plupart des ouvrages consacrés à Notre-Dame de Chartres éludent la question. Que vient donc faire notre âne qui ne joue nullement d’une vielle mais tente en vain de tirer des sons harmonieux d’une lyre à sept cordes.
Par auto-dérision, il rit lui-même de sa maladresse et se fait complice du spectateur en mettant en évidence que, malgré toute sa bonne volonté, il ne pourra devenir musicien que… quand les poules auront des dents ! Et le rapprochement avec les gallinacés est d’autant plus pertinent qu’il est avec sa vielle exactement comme la poule devant un couteau. Il s’amuse lui-même de la situation et cela le rend d’autant plus sympathique.
Alors quel est le message, quel est l’enseignement qu’a voulu nous donner l’artiste par cette sculpture si voyante ? En fait, il faut ouvrir les yeux et la regarder pas pour elle-même mais dans son contexte. À la droite de l’Asne, il existe une autre statue animalière, elle aussi dérisoire mais en moins bon état : il s’agit de la Truie qui file. Truie qui n’est manifestement pas une truie mais un verrat. Il file à la quenouille le Temps qui passe et s’enfuit. Le porc comme l’Asne sont des animaux de médiocre réputation, des ignares dont il est facile de se moquer, le cochon ayant aussi peu de légitimité à jouer les Parques que l’Asne à devenir artiste.
L’Asne qui vielle !
Les deux animaux sont donc là pour se moquer des hommes qui se comportent comme des bêtes incultes. Et c’est la troisième statue qui permet de comprendre le message global, celle de l’ange au cadran solaire. Cette statue-là est sérieuse car elle porte l’essentiel et dit : « N’oublie pas, homme, que tu n’es que poussière ». Le Temps passe, et si tu oublies cela, tu seras aussi incapable que le baudet de tirer de la musique à cause de tes gros sabots, tu seras comme ce cochon grotesque. C’est ce message somme tout classique « N’oublie pas que tu es mortel et donc de préparer ton âme » auquel les deux autres statues de l’Asne et de la Truie sont chargées de faire contre-point.
Ainsi le visiteur, le pèlerin ou le touriste sont mis dans le bain dès avant de rentrer dans la cathédrale. Avant de pénétrer par le porche central, ces trois statues rappellent que la cathédrale est un message, un signe divin et qu’il faut interpréter pour ne pas rester un âne bâté ou un cochon de païen, d’athée ou de mécréant. L’ange appelle chacun à ne pas revenir à la bête qui est en chacun de nous. C’est un clin d’œil, un jeu humoristique que confirme d’ailleurs deux figures humaines qui supportent l’Asne. Ce que ne doit pas oublier un visiteur d’aujourd’hui, c’est que la dimension humoristique n’est pas contradictoire avec la fonction didactique et qu’à l’époque le Sacré n’était nullement désincarné.
Cet Asne et ces trois sculptures avaient manifestement pour fonction d’attirer l’attention et d’affirmer : « Ne soyez pas comme cet Asne. Méditez sur le Temps qui passe. Comprenez le langage de la cathédrale si vous voulez entendre sa musique divine. » Avec une pointe d’humour qu’à l’époque on comprenait sans doute plus aisément qu’aujourd’hui…
Illustration : L’Asne qui vielle, Bernard Gasté (2 avril 2006).
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