Retour sur le portail Nord après Sainte-Modeste, et attachons-nous à une autre curiosité : la représentation lapidaire d’un Africain. Pas de quoi se tromper : il n’y en a qu’un et plutôt facile à repérer. Regardez juste au-dessus de la porte d’entrée, à gauche.
Sur le linteau, il s’agit du Jugement du sage roi Salomon qui, astucieusement, permit de faire éclater la vérité entre deux femmes qui se disputaient un même enfant. Mais que vient donc faire cet homme de couleur dont la singularité devait autant échapper à un manant du début du XIIIe siècle qu’un zébu ou une girafe sur la place des Épars ?
À dire vrai, ce Noir n’est pas tout à fait le seul. Un autre est tout près de là, même s’il a perdu sa couleur d’origine. Rappelons-nous, qu’à l’époque, les statues étaient peintes, ce que l’opération Chartres en lumières reconstitue judicieusement. Cette deuxième statue est sur votre gauche, sous la colonne centrale qui représente la Reine de Saba.
À regarder encore de plus près, il est plutôt en vile compagnie : à sa droite, l’ânesse de Balaam et, à sa gauche, le fou Marcoulf dans une posture grotesque, sous le roi Salomon. Ce dernier était l’égal de la reine de Saba en sagesse. Ils se tenaient très logiquement dans une estime et une admiration réciproques.
Mais alors, et notre ami noir dans tout ça ? Figurez-vous que la reine de Saba était une reine légendaire d’un royaume situé quelque part aujourd’hui entre le Yémen et l’Éthiopie. Elle rencontra Salomon, le fils du roi David, vers 950 avant J.C. à Jérusalem.
La reine de Saba avait donc la peau foncée et, n’en déplaisent à certains beaux esprits, ce ne sont pas les Européens qui ont inventé l’esclavage des Noirs, au temps du fameux commerce triangulaire. Eh bien non, rendons aux Africains ce qui leur appartient : les premiers esclavagistes étaient noirs. On n’est jamais aussi bien asservi que par les siens.
Les Égyptiens ont commencé par utiliser une main d’œuvre servile, pour édifier notamment les monuments mégalithiques que sont les pyramides et les tombeaux royaux. Comme chaque Égyptien était considéré comme une créature de Dieu, il ne pouvait être réduit en servitude. D’où l’idée de certains pharaons d’aller faire des prisonniers dans des régions comme la Nubie. Ainsi, en l’an 44 du règne de Ramsès II, Setaon, vice-roi de la Nubie égyptienne, a organisé une prétendue campagne de pacification. En réalité, il avait besoin de main d’œuvre pour la construction du temple de Ouadi-es-Seboua. L’Égypte a ainsi utilisé des Noirs originaires du pays de Koush, région du Haut-Nil située au-delà d’Assouan, dans l’actuel Soudan. D’autres Africains, originaires de contrées plus lointaines encore comme le Darfour, à l’Ouest du Soudan, ou la Somalie ont fait l’objet de semblables transactions.
Les Hébreux eux-mêmes, immigrés en Égypte, auraient été réduits en esclavage, selon la Bible, jusqu’à ce que Moïse les ramène en Terre Promise. À Carthage, selon Hérodote, des esclaves noirs ont été prélevés au cours de chasses aux “troglodytes” et les cornacs des éléphants d’Hannibal, lors de la seconde guerre punique (218 – 201 avant J‑C) étaient noirs.
Black is black
Cependant, l’esclavage noir est resté relativement peu important dans les sociétés antiques, ponctuel et pas vraiment structuré. C’est avec l’islam qu’il a pris de l’importance et pour la même mauvaise raison. L’expansion des musulmans sur le pourtour de la Méditerranée et au-delà a entraîné de forts besoins en main d’œuvre. Or, les personnes s’étant converties à la religion musulmane ne pouvaient pas être asservies. Encore une fois, on s’est retourné vers des populations à peau foncée dans certaines régions africaines.
La traite orientale, entre le Moyen-Âge et le XXe siècle trouve des réservoirs pour les pays musulmans en Afrique Occidentale, dans l’actuel Tchad, en Nubie, Éthiopie, Somalie ainsi que sur les côtes de la Tanzanie et du Mozambique. On évalue à dix-sept millions le nombre d’Africains qui, entre le VIIe et le XIXe siècle, ont été capturés et vendus par des négriers musulmans. Les tintinophiles retrouveront avec plaisir un écho de tout cela dans Tintin et l’Or Noir.
L’interdiction pour un musulman de réduire en esclave un autre musulman a conduit à la traite systématique des esclaves d’Afrique subsaharienne. Ce destin servile a été justifié par des arguments à la fois racistes et religieux, notamment via la légende biblique de Cham. Les musulmans ont été les premiers à avoir considéré les peuples noirs d’Afrique comme des descendants de Cham et de faire de leur mise en esclavage… une punition divine !
Au IVe siècle, Saint-Augustin lui-même justifie l’esclavage : « La cause première de l’esclavage est le pêché qui a soumis l’homme au joug de l’homme et cela n’a pas été fait sans la volonté de Dieu qui ignore l’iniquité et a su répartir les peines comme les salaires des coupables. »
Forte de cette pseudo-justification, l’Église ne s’est nullement gênée pour posséder des esclaves : elle les emploie pour exploiter les grands domaines entourant les monastères et les évêchés. Tout comme un autre bien matériel, ceux-ci appartiennent à Dieu. Il est donc interdit de les affranchir. Pratique, non ? Au nom de Dieu, on conquiert des territoires pour les évangéliser… On a donc parfaitement le droit de faire des prisonniers puis des esclaves… tant qu’ils ne sont pas baptisés !
Le phénomène a perduré jusque vers l’an mil. Comme disait le chanteur-poète Claude Nougaro : « Armstrong, la vie, quelle histoire ? C’est pas très marrant qu’on écrive blanc sur noir ou bien noir sur blanc, On voit surtout du rouge, du rouge, sang, sang, sans trêve ni repos qu’on soit, ma foi, Noir ou Blanc de peau. Armstrong, un jour, tôt ou tard, on n’est que des os. Est-ce que les tiens seront noirs ? Ce serait rigolo. Allez Louis, alléluia, au-delà de nos oripeaux Noir et Blanc sont ressemblants comme deux gouttes d’eau ! Oh yeah ! »
Illustration : un serviteur du Roi Salomon, cathédrale de Chartres.
Une réflexion sur « Nouvelles mystérieuses de la cathédrale de Chartres (9) : Black is black »