On a beau être saint, on n’en est pas moins homme et on a sa dignité… Moi, l’évangéliste syrien, celui que l’on honore avec tant d’ors et de mosaïques dans ma basilique, croyez-moi, je n’ai pas toujours vécu la vie en rose et encore moins la mort… Ça, je vous le jure ! Et tout cela ne serait rien si on avait laissé ma dépouille tranquille, mais que nenni !
Figurez-vous que je ne suis pas arrivé à Venise par hasard, histoire d’aller porter la bonne nouvelle comme mon collègue Pierre à Rome. Non, moi, on m’a carrément kidnappé et dans des conditions on ne peut plus rocambolesques, je vous prie de me croire !
Mon corps, pendant des siècles, reposait en paix du côté d’Alexandrie. On me vénérait et cela a donné l’idée à certains d’enlever ma relique afin de rehausser le prestige de la Sérénissime cité. À l’époque, on monnayait cher le moindre bout de dent de saint, le tibia d’une vierge et martyre, histoire d’attirer le pèlerin. Alors vous pensez bien que le corps d’un évangéliste, ça valait son pesant de cacahouètes.
On a volé Saint-Marc !
C’est ainsi que deux marchands furent envoyés à Alexandrie avec mission de rapatrier mon corps aux mains des infidèles, puisque musulmans. Buono de Malamocco et Rustico da Torcello rusèrent pour entrer dans le monastère où je reposais pour l’éternité et, surtout, pour m’en faire sortir. Pour éviter tout contrôle, ils dissimulèrent mon corps momifié sous un chargement… de viande de porc !
Avouez que côté confort, on a fait mieux ! Alors, vous qui admirez maintenant l’autel de ma basilique, son grandiose décor, pensez aussi que je suis arrivé ici comme une vulgaire côtelette, entre un quartier de filet mignon et trois ou quatre jambons ! Doux Jésus, et pour un peu, je finissais en saucisson.
Je sais bien que le patron a fini en croix et que le roi des voleurs Barabbas a eu plus de chance que lui, mais je vous l’avais bien dit, être saint n’est pas une sinécure. Aujourd’hui, je regarde défiler les cohortes béates de touristes, tandis que l’espèce de lion ailé dont on m’a affublé prétend prétentieusement Pax tibi Marce, evangelista meus. Hic requiescet corpus tuum. Pour me distraire, il me reste la compagnie des pigeons… Tu parles d’un métier !
« On a volé Saint-Marc ! », cinquième épisode des Nouvelles vénitiennes de Maître Renard.
— Lire la nouvelle précédente : Une morte bien ordonnée.
— Lire la suite : Sous les griffes du Lion (1re partie).
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