J’en étonnerai sûrement plus d’un, mais dans ma fonction d’écrivain public, je passe beaucoup plus de temps à lire et à écouter, qu’à écrire… Et quand j’écris, c’est bien plus souvent pour autrui que pour moi-même… Mais aujourd’hui, la plume me démange !
J’ai terminé, il y a peu, la lecture du dernier ouvrage de Marc Endeweld, L’Emprise (1), et j’ai enchaîné sur celui de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (2), et leur titre, bien loin des sujets qui sont effectivement traités dans ces deux livres, résonnent en moi de façon bien étrange dans cet entre-deux tour de l’élection présidentielle 2022.
L’emprise, d’abord, m’évoque cet état d’esprit qui se répand autour de moi, dans les discussions que je peux avoir, avec des clients, des quidams, de la famille ou des amis, et qui me désespère quand il ne me met pas en colère. Ainsi, l’extrême-droite aura réussi son pari, instiller dans la population la haine et le ressentiment, pulsions malsaines contre lesquelles aucun argument de raison n’a de prise. Du classique “il y a trop d’étrangers !”, qu’une simple lecture des statistiques de l’Insee pourrait infirmer, au non moins célèbre “marre de tous ces assistés qui gagnent plus au RSA qu’en travaillant !”, qu’un court passage d’un trimestre au dit RSA de la part de ceux qui tiennent ce discours permettrait de relativiser, en passant par le degré zéro de la pensée politique historique avec la sentence “tous les mêmes, tous des pourris et Marine, elle, on ne l’a pas essayée !”, comme si 33 et ses suites n’avait pas existé, rien n’imprime et n’est, semble-t-il, en mesure d’inverser la tendance.
Ces phrases, souvent frappées d’une ou deux remarques bien senties sur “les bougnoules” et “les gitans”, “les voleurs” et “les fainéants”, je les ai entendues, je les entends encore trop souvent, que ce soit sur les marchés où je distribue péniblement mes tracts pour un autre monde, ou au détour d’une conversation pourtant paisible lors d’un repas avec des amis proches. Oui, même des amis ! Des gens qui me connaissent, qui savent mes engagements et mes dispositions contre l’injustice, mon goût pour la fraternité et l’humanisme, qui parfois m’ont vu à l’œuvre au travail et reconnaissent que je ne suis en rien laxiste lorsqu’il s’agit de respecter la loi, rien que la loi, et qui louent mes efforts lorsqu’au prix de multiples démarches, j’arrive pour l’une ou pour l’autre à faire valoir des droits, rien que des droits. Des amis qui me déçoivent, mais à qui pourtant je pardonne ces errements…
Comment en est-on arrivé là ? Je me souviens encore de ce mois d’avril 2002, quand sonnés par la nouvelle de l’accession au second tour de l’élection présidentielle du père Le Pen, nous avions quelques jours plus tard et dans un réflexe républicain déposé, en nous pinçant le nez, un bulletin au nom de Chirac dans l’urne… Chirac, pour ceux qui n’auraient pas suivi, c’était quand même le “Super Menteur” des Guignols, le vieux briscard de la politique qui tâte le cul des vaches d’un main et empoche une valise de billets de l’autre, l’affaire des HLM de la ville de Paris et j’en passe ! Bref, pour un jeune piqué de politique comme moi à l’époque, un repoussoir absolu, mais tout de même moins que l’autre déchet à l’œil de verre…
Et vingt ans plus tard ? La fille a repris, ripoliné la boutique du vieux poujadiste en se permettant le luxe d’un changement de nom sans changer véritablement le fond de commerce, les médias comme certains politiques ont tant dédiabolisé la marque “Le Pen” que la fifille à son papa passerait presque pour une salope de gauchiasse à côté d’un fasciste macho et ultra-réactionnaire de la trempe d’un Zemmour, les idées de feu le Front National (devenu depuis “rassemblement”) ont tellement été reprises, amplifiées, passées dans le langage courant de la droite qu’autrefois on appelait républicaine ou gaulliste sociale, et qui n’est depuis Sarkozy que simplement et ouvertement “décomplexée”, qu’il semble bien que toutes les digues ont sauté. Vingt ans plus tard, donc ? Le cœur n’y est plus… Les castors sont las de faire barrage, les citoyens courroucés d’être encore et toujours cocus.
Décadence honteuse pour son pays que d’aucuns disent “en déclin”, désespoir nihiliste du condamné face au dérèglement climatique, désintéressement coupable pour son prochain ou égoïsme calculé, dédain et mépris presque assumés face à ces gilets jaunes qui, non contents de s’être vus éborgnés et mutilés, déniés toute dignité dans leur corps et leur chair, en redemandent une bonne couche dans la violence, pensant à tort renverser la table et le système, en votant demain pour l’éleveuse de chat au sourire carnassier cachant, tel l’arbre la forêt, tout ce que le pays compte de gudards et de racistes bas du front, de nostalgiques de l’Algérie française et de militaires adeptes du coup d’État, de policiers factieux et de néonazis barbouzards, tous ces demeurés à la gâchette facile…
Oui, il semble que de plus en plus de monde la veut, cette guerre civile du tous conte tous et du chacun pour soi… La loi de la jungle plutôt que l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature, comme métaphore du capitalisme financier et mondialisé, de cet ultra-libéralisme sans foi ni loi, de l’individualisme le plus crasse face au collectivisme un brin benêt et naïf des partageux et des nécessiteux, la fange contre les privilèges, la plèbe contre l’élite, et comme seule morale et toute boussole, marcher sans état d’âme sur la gueule de son voisin pourvu que cela permette de faire encore un pas, vers on ne sait où !
Les fossoyeurs, ensuite, à l’autre bout de l’échiquier politique, celles et ceux qui ont tellement sali la gauche et ses valeurs qu’ils et elles mériteraient le peloton d’exécution pour haute trahison, si nous étions vraiment en guerre et pas si attachés que cela à la clémence de la justice ! Nommons-les d’emblée, ces Roussel, Jadot et Hidalgo, ces traîtres à la cause, bouffis d’orgueil et de prétentions, plus accrochés à leurs propre intérêts qu’à ceux de la classe qu’ils sont censés représenter, communistes de foire, écolos-libéraux en peau de lapin, sociaux-démocrates en carton, ces pseudo-progressistes et tous leurs soutiens, qu’ils soient sectaires ou staliniens, eurobéats ou atlantistes indécrottables, plus soucieux de leur survie et de celle de leur parti que de l’ensemble du vivant et de la planète. Ah ! Le ressentiment est grand, la colère immense, la rancune tenace, l’erreur stratégique impardonnable, le divorce définitif et sans appel !
Gageons que les hagiographies sur ce qu’on nomme “la gauche” se souviendront de ce 10 avril 2022 comme la date d’une rupture historique, entre d’un côté les humanistes, de l’autre les affairistes, entre ici les militants sincères et là, les apparatchiks à la langue de vipère… Valls en son temps avait théorisé les deux gauches irréconciliables, et tout à nos efforts d’unité et de cohérence, on ne voulait pas y croire, mais on comprend maintenant pourquoi ! Dèjà, donner du crédit à ce fourbe qui joue les putes entre Barcelone et Paris pour une place sous les lambris des palais du pouvoir était déjà tant au-dessus de nos moyens, cela dépassait tellement l’entendement, qu’on ne pouvait s’y résoudre. C’est qu’on ne voulait pas croire, ne surtout pas voir qu’il y avait bien une gauche de droite, voire d’extrême-droite, et des complices objectifs en notre sein de nos adversaires les plus farouches et de nos ennemis tous désignés.
C’est aussi que la déception est un crève-cœur, une déchirure intime et douloureuse, tant on pensait candidement œuvrer dans le même sens à l’émancipation du genre humain quand on se retrouve Gros-jean comme devant, avec juste nos yeux pour pleurer et nos rêves évanouis, déçus, défaits et presque démoralisés, devant le désastre qui s’annonce, le recul des droits individuels et collectifs qui s’infiltre partout, la destruction des conquis sociaux et des avancées sociales du CNR qui se poursuit, la liberté sous condition, l’égalité en berne, la fraternité qui s’évanouit…
Triste printemps, qui voit la décomposition de la société française s’accélérer, l’agonie se poursuivre, jusqu’au bout…
- L’Emprise, Marc Endeweld, Éditions du Seuil, Janvier 2022
- Les Fossoyeurs, Victor Castanet, Éditions Fayard, Février 2022